Login

L’Europe divergente

L’Europe tente d’ouvrir la voie de la réduction drastique, voire l’interdiction de l’utilisation des pesticides, sous une pression sociétale grandissante. Mais ce projet est encore loin de rencontrer l’adhésion de tous les pays.

Vous devez vous inscrire pour consulter librement tous les articles.

Longtemps refoulé et volontairement ignoré, le débat sur l’utilisation des pesticides, et du glyphosate en particulier, est aujourd’hui au cœur de l’actualité mondiale. À l’origine de cette mouvance, les lobbys environnementalistes qui mobilisent citoyens et consommateurs, entraînant dans leur sillage les politiques. L’Europe, à plus d’un titre, se veut pionnière et, comme souvent, les positions nationales sont bien différentes.

À quatre vitesses

Quatre grands types de pays émergent : les négationnistes, les pragmatiques, les attentistes et les progressifs. Les négationnistes sont plutôt à l’est dans les anciennes républiques de l’ex-URSS, qui restent très marquées par des périodes de disettes répétées. Neringa Karcemarskas, responsable agronomique de la coopérative lituanienne Joniskio Aruodas, est inquiète : « Nous ne souhaitons pas valider une politique agricole qui nous fait revenir des dizaines d’années en arrière. Les pesticides ont été pour notre pays un progrès incroyable qui nous a permis d’avoir la sécurité alimentaire et même accès aux marchés mondiaux. » Même son de cloche en République tchèque. « Nous souhaitons poursuivre l’utilisation de tous les produits qui donnent les meilleurs résultats. C’est ce qui nous permet d’approvisionner nos concitoyens et de répondre aux demandes de nos actionnaires », confirme Pavel Coufal, directeur de la ferme coopérative Agra.

Du côté des pragmatiques, au nord de l’Europe, on se veut le plus réaliste possible. Au Danemark, l’objectif global du plan d’action national est de réduire les effets nocifs des produits phytopharmaceutiques sur la santé humaine, les animaux et la nature. Lea Frimann Hansen, chef de service au ministère de l’Environnement, précise : « L’agriculture est fondamentale pour l’équilibre économique de notre pays. Notre position est très claire, il faut faire confiance aux scientifiques. Leur position sur le glyphosate est bien plus posée que ne l’affirment ses détracteurs. Alors, pourquoi l’interdire sans avoir de solution de remplacement ? » Aux Pays-Bas, le ministère de l’Agriculture, Nature et Qualité des aliments, dans son plan à cinq ans intitulé « Agriculture, nature et alimentation : des liens précieux et indissociables », se focalise sur la notion d’agriculture circulaire en précisant que les agriculteurs continueront d’être le fondement de la société. Les actions sur le réchauffement climatique tiennent bien plus de place que les pesticides. « L’agriculture néerlandaise présente un excellent bilan sur le plan de l’efficacité de la production alimentaire. Ce constat se révèle idéal pour faire du pays un leader en matière d’exploitation durable. Le changement de paradigme est possible. Il demandera du courage et du temps », précise dans ce rapport la ministre Carla Schouten.

Les progressistes avancent vite

Les attentistes, au sud de l’Union européenne, sont par excellence des opportunistes. Ils ont parfaitement compris que le mouvement est en marche. Profondément organisés en filières, ils savent que les consommateurs et les citoyens n’accepteront plus certaines pratiques. Cependant, il faut préserver leur agriculture nationale et parfois plus, comme pour l’Italie, dont l’équilibre économique dépend des exportations agroalimentaires avec des produits importés en grande partie puis transformés. « Barilla a été le premier à dégainer en interdisant toute utilisation de blé dur ayant eu le moindre contact avec du glyphosate, explique Dario Perri, trader international, acheteur pour la firme. Cela a mis les Canadiens dans une position impossible et apporté une image très positive. » Les exemples se multiplient dans d’autres filières exportatrices comme le fromage et la charcuterie. En Espagne, le dossier est délicat car il est géré par régions, ce qui amène des distorsions de concurrence au sein du pays ainsi qu’avec les autres pays de l’UE. Salvador Cuna Soler, le très charismatique président de la rizerie Arrozúa, ne décolère pas. « L’Andalousie a une réglementation beaucoup plus stricte que sa voisine Murcie ou encore l’Italie. C’est une distorsion importante. »

Les progressistes sont de plus en plus nombreux, avec en leaders le Luxembourg, l’Autriche, l’Allemagne et la France et, hors UE, la Suisse. Pour des raisons politiques, ils souhaitent avancer vite. C’est avec le soutien d’une grande partie des concitoyens (lire p. 24), par voie référendaire ou législative, qu’ils agissent. L’opinion publique justifie pour eux la mise en place de politique contraignante « quel qu’en soit le prix ». En Allemagne, le gouvernement a présenté en début d’année un projet limitant drastiquement l’usage des pesticides autour des cours d’eau et des zones naturelles protégées, afin d’enrayer le déclin massif des insectes. Le pays réitère sa volonté de sortir du glyphosate fin 2023. Pas assez pour les écologistes qui jugent ces actions comme de la pure « politique symbolique », dixit Annalena Baerbock, ancienne candidate à la chancellerie : « Au lieu de collaborer avec le ministère de l’Environnement, comme cela avait été prévu, le ministère de l’Agriculture présente une stratégie agricole de manière isolée. Une approche qui contredit celle de la commission conjointe des deux ministères sur l’avenir de l’agriculture. »

Une volonté d’être exemplaire

Avec une telle diversité d’opinions et d’approches, la réalité terrain de la politique « Farm to Fork » va sans doute être très compliquée. Comme l’exprime Alain Bonjean, co-auteur de notre livre Le tour d’Europe des dynamiques agricoles paru en novembre : « L’Europe montre une fois de plus ses divisions et sa difficulté à fédérer des projets communs. » L’unanimité politique pour une interdiction du glyphosate et une réduction drastique des pesticides à court terme semble être de façade dans bien des pays. Si la nouvelle voie européenne, plus contraignante et réductrice, a le mérite de fixer un cap, elle comporte bien des risques dont peu de citoyens ont conscience et que tous les pays membres de l’Union ne prendront pas. Afficher clairement une volonté de décroissance de la production agricole, sans la chiffrer officiellement, tel que l’ont fait les députés, est un pari bien risqué, tant il est possible que nous devions faire face dans un avenir proche à des pénuries, en cas de mauvaise année climatique.

Si l’Union européenne souhaite montrer au monde sa volonté d’être exemplaire dans ses modes de production pour trouver une plus grande valeur ajoutée à ses exportations agricoles et agroalimentaires, il faudra prendre rapidement des mesures de protection aux frontières afin d’éviter un afflux des importations. Cela paraît incontournable car, inévitablement, les baisses de production devraient entraîner une hausse des prix à la consommation. Le consommateur est-il prêt à en assumer les conséquences, lui qui veut « le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière » ?

Christophe Dequidt

A découvrir également

Voir la version complète
Gérer mon consentement